By Norberto Gimelfarb

TROMPETTE A CŒUR OUVERT


Un après-midi de juin 1990. dans un austère bureau, rencontre avec un des arrière-à-l’énième-puissance-petit-fils de l’archiconnu Gabriel. Des souvenirs de l’enfance et des débuts de l’existence jazzistique de Matthieu Michel, des expériences musicales, un soupçon de projets et de rêves : les heurs et malheurs d’un musicien qui fait le bonheur des jazzophiles, qu’ils soient amateurs ou musiciens.

MATTHIEU MICHEL, FILS D’YVES


N.Gimelfarb
J’ai devant les yeux ton dernier disque. Je me demande pourquoi tu l’a appelé « Yves ».
M.Michel
Yves, c’est mon papa, qui était musicien. Dans mon premier disque il y avait aussi un thème pour lui, « I remember this morning ». Mon père est mort quand j’avais 18 ans.

AU STUDIO D’ENREGISTREMENT

NG
Tu as donc fait jusque-là deux disques sous ton nom, c’est exact ?
MM
C’est bien ça.
NG
A part ça, tu as joué dans combien de disques, tu te rappelles ?
MM
J’ai fait pas mal de trucs commerciaux. En jazz, peut-être pas tout à fait une dizaine. Un avec le big band de Vince Benedetti ; un avec « Picason », un groupe de salsa ; deux avec Alain Guyonnet (dont un à paraître avec Lee Konitz en invité) ; trois avec le Big Band de Lausanne (une cassette, le disque avec Johnny Griffin, et un autre, à paraître avec Harry Edison) ; un avec l’Octette de François Lindemann…mais il y en a que je ne me rappelle pas. Il y en a aussi pas mal d’autres qui vont sortir : avec Thierry Lang, cet automne ; avec Marc Liebeskind, dans deux semaines ; avec Christoph Baumann, un pianiste de Baden, qui fait un mélange de jazz très moderne sur une rythmique de salsa, cet automne.
NG
Depuis combien de temps enregistres-tu des disques de jazz ?
MM
Depuis l’année passée j’ai enregistré très souvent, mais auparavant, de temps en temps.

HISTOIRE DE FAMILLE ET DE MUSIQUE


NG
Voilà un beau travail, mais en fait, tu es jeune, tu as dû commencer très tôt. Je sais que tu es Fribourgeois, mais je sais ni quand ni où tu es né exactement.
MM
Je suis né au village de Courtepin, à côté de Fribourg, en 1963.
NG
Tu es papa depuis… ?
MM
Depuis le 28 mars et elle s’appelle Adèle (note de NG : sourire en long, en large, en travers).
NG
Est-ce qu’il y a des musiciens dans ta famille ?
MM
Mon père a toujours fait de la musique, mais jamais professionnellement. Il a joué dans des orchestres de danse, toutes sortes de rythmes, y compris des choses du jazz.
NG
Il jouait de quel instrument, ton père ?
MM
Principalement de l’accordéon. Mais quand il était jeune il a beaucoup joué de la trompette. Il a aussi pratiqué le piano, la clarinette et le saxophone. Vers la fin, il a cessé de jouer des instruments à vent, car il avait des problèmes respiratoires. Un truc qui le rendait gaga, c’était le bandonéon. Il en jouait, mais il avait quelques problèmes techniques, parce que c’est très différent de l’accordéon. Mais il avait un plaisir fou à jouer des tangos avec mes frères, qui sont eux aussi musiciens, et moi.
NG
Tu as combien de frères ?
MM
J’ai deux frères et une sœur. Je suis le plus jeune. Mon grand frère, Guy Michel, a été trompettiste classique. Il a joué à l’orchestre de Bienne, mais depuis deux ans il s’est consacré au tuba. Mon autre frère, Jean-François, est lui aussi trompettiste classique ; il a joué longtemps avec l’orchestre de Munich. Il fait en plus beaucoup d’arrangements de musique classique, pour des quatuors, par exemple. Il y a aussi ma sœur, qui joue du bugle, mais en amateur. Elle joue dans la fanfare du village, dirigée actuellement par mon frère Guy. C’est mon père qui a longtemps dirigé la fanfare et le chœur du village. Il y a aussi ma mère qui fait du chant, en amateur ; elle chante aussi à l’église.
NG
Il y avait plein de musique chez toi.
MM
Oui, mon père donnait des cours de musique. En plus, comme il tenait le bistrot du village, il y avait dans la salle les répétitions de beaucoup de sociétés.
NG
Est-ce qu’il y avait du jazz chez toi ?
MM
Mon père connaissait peu le jazz ; il jouait surtout des mélodies populaires américaines des années vingt, trente, dans le style dixieland plutôt sautillant.
NG
Tes frères, s’intéressaient-ils au jazz ?
MM
Ils sont très passionnés de jazz. On s’est mis tous ensemble à aimer le jazz. A l’époque, on avait quelques disques de Louis Armstrong, un disque de Glenn Miller, achetés par mon père. Moi, à cette époque, début des années septante, je n’aimais pas ça. Après, Jean-François a entendu Miles Davis à la radio. Il est rentré à la maison, en disant qu’il fallait qu’il trouve un disque de Miles. Il a fini par trouver un double album, une anthologie, où il y avait pas mal de choses de « Sketches of Spain », des choses de l’époque du sextette avec Coltrane, Cannonball, Bil Evans…

MATTHIEU DECOUVRE LE JAZZ

NG
C’est ça qui t’a plu ? C’est par cette porte-là que tu es entré au jazz ?
MM
Oui, tout à fait. Jusque-là il n’y avait pas de musique qui m’accrochait. Mes frères écoutaient beaucoup de classique, mon père jouait pour les mariages ; parfois on jouait avec lui, mais je n’aimais pas tellement. Quand j’ai écouté le disque de Miles, je me suis dit « C’est ça que je veux faire ». Bon, après, avec mes frères, on s’est intéressé au jazz. Mais c’est eux qui achetaient les disques.
NG
Et ils achetaient des disques ce style-là ?
MM
Oui, mais en même temps, ils prenaient un peu n’importe quoi aussi. Parce qu’on ne connaissait pas les noms, on ne savait pas quels disques il fallait acheter. Cela fait qu’ils regardaient dans les bacs de jazz et ils prenaient ce qui venait quoi.
NG
Ils achetaient aussi du jazz traditionnel ?
MM
Non, pas du tout. On est tombé un peu par hasard sur les disques ECM, mais on écoutait plutôt du jazz des années septante.
NG
Vous vous tourniez tous donc vers le jazz qui se faisait à ce moment-là, le jazz qui vous était contemporain
MM
Oui, c’est ça.

JEUNE TROMPETTISTE FRIBOURGEOIS AUX ETATS-UNIS

NG
A partir de quel moment t’es-tu mis à jouer dans des orchestres de jazz ?
MM
J’avais… treize ans, par-là autour. C’est mes frères qui ont eu l’idée de monter un big band avec Bernard Trinchan, tromboniste. Mes frères étaient liés à Bernard, qui connaissait déjà le jazz à cette époque. Ils ont demandé à Max Jendly de tenir le piano, et epu à peu c’est Max qui a pris en charge le big band, qui s’appelait « Le Grand Bidule ». vers la fin des années septante Max a organisé des workshops avec Jimmy Woode. On a fait une tournée aux Etats-Unis en 1979 : en avril, le jour de mes seize ans, je prenais pour la première fois l’avion, j’allais jouer en Amérique.
NG
Comment a-t-elle été organisée cette tournée ?
MM
Max Jendly était alors à Berklee. Il était en rapport avec un professeur, tromboniste et arrangeur, James Ferdinand Mabry. Mabry n’enseignait pas à Berklee, mais c’est là que Max l’a connu. Mabry enseignait à Buffalo, au nord de l’Etat de New York. C’est à son université et dans la région alentour que nous avons joué. Et nous avons même enregistré un disque.
NG
Vous jouiez des arrangements standards ?
MM
On jouait, par exemple, des arrangements qu’Ernie Wilkins avait fait pour le big band de Clark Terry.
NG
Les musiciens du « Grand Bidule », d’où venaient-ils ?
MM
Ils venaient de Fribourg, de Neuchâtel, de Lausanne… Il y avait Hennard, Serge Wintsch de Lausanne ; « Nunus » Bourquin… Les autres sont pas tellement connus.

JIMMY WOODE POUSSE MATTHIEU : LA TRANSE


NG
C’est à partir de cette expérience que tu connais mieux le jazz et que tu te fais connaître ?
MM
A cette époque, lorsque Max organisait des workshops, il a invité une fois Jimmy Woode. A partir de là une série de concerts en septette a été organisée. De jouer avec et de voir jouer Jimmy Woode, ça m’a beaucoup apporté. Mais pendant un de ces concerts, il m’est arrivé une histoire que je n’oublierai jamais. J’avais un solo de seize mesures. Il faut dire qu’à l’époque, je travaillais très peu la trompette. Dix minutes par jour, peut-être. J’avais pas d’endurance. Pour mon solo, Jimmy s’est déplacé avec la basse, est venu à côté de moi et il a fait arrêter la rythmique. Et il disait : « Jouez ! Jouez ! » et il jouait avec moi. Après un moment, j’avais plus d’air et j’ai commencé à transpirer. Mais lui : « Jouez ! Jouez ! » Je ne sais pas combien de temps ça a duré, hein, peut-être deux minutes, peut-être dix, je ne sais pas. Mais après un moment j’ai tout oublié. Quelque chose s’est passé en moi. J’avais les yeux ouverts, mais je ne voyais plus les gens. C’est la première fois que la musique m’a fait… Il y a eu le début où je faisais mon solo de seize mesures, après quand j’ai commencé à jouer avec lui, quand j’ai réalisé que je n’arriverais pas à jouer, parce que je n’avais pas de résistance, pour faire ça, tout d’un coup ça a passé ailleurs. Il y a eu un « pff ! » et je me suis senti complètement ailleurs. Cette sensation, je n’arrive pas à l’exprimer, mais c’est quelque chose que je n’oublierai jamais. Et j’entendais, il était à côté de moi, juste sa respiration, « Jouez ! Jouez ! » et son chant (Jimmy Woode chante ce qu’il fait à la contrebasse, en imitant le son de son instrument).
NG
Tu étais en transe ! C’est Jimmy qui t’a poussé. Il a senti qu’on pouvait le faire.
MM
A part ça, j’ai peut-être joué de la merde. Mais la sensation était incroyable. Je n’ai jamais retrouvé ça.

« CHERCHE TOI UN BON PROF » A DIT JIMMY


NG
Mais ça peut revenir à tout moment ! Cela se passait vers 1970. Et après ?
MM
Jimmy m’a dit un truc à la fin de ce concert « trouves toi un bon prof ». Je pense que le jour où je me suis enfin décidé à faire de la musique sérieusement, je me suis rappelé ça. J’aurais pu trouver des profs par ici, mais je suis allé chercher Americo Bellotto, en 1982. c’est mon frère Guy qui avait un disque du big band de George Gruntz, de l’époque où Americo était premier trompette chez lui, qui m’a amené à Bâle au concert. Quand je l’ai entendu jouer, je me suis dit : « c’est ça ! » Quelques jours plus tard, mes frères sont allés faire réparer une trompette chez Spada, à Burgdorf. Il s’est trouvé qu’Americo était un de ces clients. C’est ainsi que j’ai eu son adresse. On s’est vu en Suisse, deux fois en une année. Par la suite, il avait un job au théâtre à Vienne. J’y suis allé régulièrement pendant un an. Pour payer mes cours, je jouais dans un orchestre de bal. J’essayais de faire du jazz, mais comme tous mes week-ends étaient pris par l’orchestre de danse, j’en faisais très peu. A un moment donné, j’ai dit : « c’est le moment » et j’ai arrêté le bal. J’ai commencé à jouer plus souvent du jazz, mais j’avais le sentiment de tourner en rond et je suis parti m’installer à Berlin.

DRANG NACH BERLIN


NG
Pourquoi Berlin ?
MM
Americo y était. Comme ça, il y avait quelqu’un que je connaissais dans la région. J’avais vendu tout ce qui ne m’étais pas nécessaire. J’y suis resté une année. C’était une expérience tout à fait nouvelle pour moi ; ça m’a beaucoup apporté. J’ai fait une tournée avec un big band de là-bas en Espagne. Ça m’a permis de rencontrer pleins de musiciens. J’ai donné mes coordonnées à tout le monde. Hélas, en rentrant à Berlin….on avait changé mon numéro de téléphone ! Sinon, je jouais tout les dimanches dans un club. Avant de retourner en Suisse, j’ai enregistré mon premier disque.

« BLUE LIGHT », PREMIER DISQUE

NG
C’est le disque qui est sorti en 1987 ? « Blue Light » ?
MM
Oui, mais il a été enregistré une année auparavant. J’ai cherché entre-temps une maison de distribution.
NG
Tu as réussi à faire ton disque et à perdre ton argent avec ?
MM
Oui, mais ça été une grosse expérience. Parce que je n’avais jamais réuni des musiciens… Disons, j’avais jusqu’alors déjà eu des groupes ici, mais le genre « on répète deux fois…puis après ça marche pas ». là, c’était la première fois que j’investissais de l’argent pour faire un disque (et cela coûte cher) et que j’avais des musiciens qui avaient tous beaucoup plus de métier que moi, ce qui change pas mal les choses psychologiquement. Le résultat est ce qu’il est, mais pour moi c’était une grande chose. J’ai appris énormément. Quand on fait un premier disque il y a déjà plein d’erreurs pas seulement au niveau de la musique, mais à n’importe quel niveau – organisation, choix du studio, longueur des morceaux etc…Le premier morceau, par exemple, où tout le monde prend des solos, il fait un peu jam.
NG
Ce que tu dis est très honnête et cela peut aider les musiciens qui commencent.
MM
J’ai fait des erreurs au niveau du studio. Parce que je suis arrivé et je n’ai pas dit « c’est ça que je veux comme son ». On est tombé sur un ingénieur qui fait du rock et qui ne sait pas comment enregistrer des instruments acoustiques. Du fait de mon manque d’expérience, je n’ai rien dit sur le moment pour des choses qu’on ne peut pas corriger par la suite. Le son de la batterie par exemple. La manière de travailler aussi. Mais il faut pas croire qu’on ne fera plus d’erreurs : il y a toujours des choses à apprendre, des précautions à prendre.
NG
De l’intérieur, tu vois trop de choses négatives. C’est tout à ton honneur de les mettre en évidence, je le répète. Mais, en ce qui me concerne, je maintiens que tes deux disques, sont bons, même s’ils le sont pour des raisons elles aussi très différentes. Dans les deux cas, par exemple, il me semble que tu as bien choisi tes musiciens.
MM
Le choix des musiciens de mon premier disque, ça c’est passé comme ça. J’avais rencontré Walter Norris chez Americo. Americo m’a poussé à faire cet enregistrement. Il m’a dit « tu prends Walter, il joue fantastique ». l’idée que j’avais au départ c’était de faire un disque en duo. J’ai réfléchi à cela, piano-trompette, et je me suis dit que je n’avais pas assez de métier, parce que le duo, c’est très difficile. Après je me suis dit que j’allais le faire en quartette. Americo m’a alors parlé du saxophoniste Yiye Wilson de Oliveira. Le deuxième trompettiste, Danny Hayes, je l’avais rencontré dans un club. On a souvent jammer ensemble. Quand j’ai décidé de faire l’enregistrement, comme il était à Berlin et que j’aimais beaucoup ce qu’il faisait…

RETOUR EN SUISSE : DES DEUX CÔTES DU « RIDEAU DE RÖSTI »

NG
Reparlons un peu de toi de retour au pays. En rentrant de Berlin tu es déjà connu dans les milieux suisses ?
MM
En fait, j’ai eu la chance de pouvoir travailler autant en suisse romande qu’en suisse alémanique. Mes premières expériences professionnelles, je les ai faites à Bern au sein du big band de l’école de jazz. Suite de quoi j’ai été engagé avec le « Take Off Big Band ». Des membres de ces bigs bands tels que Markus Plattner, Andy Harder m’on alors demandé de participer à leurs propres projets. Peu à peu je me suis fait connaître.
NG
Et du côté romand, en dehors de Fribourg ?
MM
A mon retour de Berlin, j’avais déjà eu des contacts avec le Big Band de Lausanne. J’ai rejoins le groupe, comme lead trompette vers 1987 je crois.
NG
Le reste, nous connaissons déjà : ces dernières années on t’invite à jouer un epu par tout.
MM
En Suisse, en tout cas, oui.

A PROPOS DE « YVES » DEUXIEME DISQUE DE M.MICHEL

NG
Et ton deuxième disque ?
MM
Il y a un peu de hasard dans le choix des musiciens. A la batterie, c’était clair que je voulais Marcel Papaux, ami de toujours. Je ne connaissais pas Mathias Demoulin, le bassiste, avant de l’entendre jouer en duo avec le pianiste Mike Nock. Dès les premières notes de ce merveilleux concert, c’était clair pour moi. Dans la même période j’ai rencontré Maurice Magnoni au sein d’un groupe monté par la chanteuse Christine Python. A la fin de ce concert, Maurice m’a dit qu’il aimerait jouer à nouveau avec moi. Pour le piano, je connaissais Michel Bastet de vue. C’est Marcel qui me l’a recommandé.

 



 
 
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